Piero UMILIANI l TO-DAY'S SOUND l 1972




Vous aurez sans doute noté que l'on parle moins de la Toscane ces temps-ci.


C'est un peu normal, après toutes ces d'années passées à sombrer dans l'overdose molle de la régularité autoroutière de ses vallons irrigués de montalcino, jonchés de ces cyprès que la douce chaleur caresse à l'ombre d'une inutile grappa. Une quiétude telle qu'elle en devient inerte, flippante, mais pas hantée non plus (la bistecca alla fiorentina mise à part, natürlich). Une retraite pour prématurés. C'est en tout cas ce que ressent le touriste lambda qui rejette par principe l'immersion, même partielle. C'est aussi le point de vue de Piero, qui, conscient de l'ennui endémique de Firenze, préfère délaisser les berges boueuses de l'Arno pour mieux caresser l'herbe grasse du Monte Mario.
C'est au pied du Parc Pineto, dans la Balduina (le Neuilly romain), que Piero nous reçoit. Etouffé par la chaleur non climatisée de ma Fiat 127 de location, je traverse sans frein la grille forgée, la domus coquette au bout de l'allée. Se détachant de la façade de glycine, un petit homme au physique rond, approximativement entre Brialy et Berléand, me salue d'un sourire confiant. De quoi garantir un moment de plaisir bourgeois, paisible, rond, fluide, rassurant, digne des plus grands dancings punks de la région. Une partie de défonce diurne, propre, joyeuse, légère et solaire, aux clichés délicieux, entre génie et ennu. Comme la gastronomie italienne: des produits de premier choix, frais, gorgés de jus. Nul besoin d'imagination; laisser faire pour mieux s'en satisfaire.

Après une accolade ambigüe, je me dirige vers le barnum rempli d'enceintes Tannoy directement reliées au studio de Piero, situé en contrebas, là où ses innombrables collègues tricotent sans cesse des jingles pour nourrissons, des B.O. de boulards surannés qu'un beat confortablement enjoué saura exhumer  pour un premier kiff-kitsch qu'on n'a pas honte d'aimer (Open Space).

Pour mieux profiter de ce collage post meridiem (P.M. time) à peine entamé, je profite du rodage convenu de Green Valley et de Caretera Panamerica pour me prostrer de mon coude assoiffé face à Maurizio, le barman. Au milieu de son giratoire de flacons envahi par la menthe et les agrumes, armé de son pilon, le shaker à la ceinture, le zesteur derrière l'oreille, le beau limonanier m'introduit de son Bourbon Smash; nul besoin de bec verseur, va vendre ton stopper.

Au moment où j'entonne mon dernier slurp, feignant une connivence imaginée avec Maurizio, je déambule d'un talon dévissé parmi l'assistance qui se trémousse au ralenti. Frolant avec insistance les clavicules en velours de barbus à la pipe cinéphile, j'entame une valse imprécise, au gré des cordes glissées. Peu à peu, une sourde allégresse bourdonne, sans parasite, d'un son claustrophobe digne du Double Blanc, mais moins fragmenté, plus uni, comme si les Beatles avaient été vraiment un groupe. Un doux alliage (moog, basse, flûte, orgue) qui m'entreprend en caresses de couches successives jusqu'à s'éteindre inexorablement (Goodmorning Sun). Planté dans l'herbe épaisse, fluorescente, je rêve de m'étreindre avec la première pastèque venue pour laver mon foie prisonnier de sa cage de sucre.

Une vive mais brève bourrasque de Libeccio me sort soudain de ma rêverie (To-Day's Sound) lorsque les baffles crachent un riff inédit, pincé par un Mu-Tron amoureux de John Tropea (September 13, Prelude, Deodato, 1973) volé à Steve Cropper. Cajolé par un court interlude à la virtuosité récréative (Free Dimension), le souffle reprend, solide mais plus lascif, sur une mise en place millémétrée à rendre jaloux les Meters et les Bar-Kays réunis; histoire de tenter de déhancher sans violence ces bikinis qui cachent sommairement un bassin aussi large que la via Appia Antica (Truck Driver).

Terrassé par le niveau du baromètre, je salive à la vue de ces épidermes brûlants qui trempent avec hésitation leurs phalanges dans la fraîcheur bleutée de la wha liquide. Au son du rhodes parfait, je me défais des mes haillons pour plonger comme un poids mort, me pavanant dans l'eau telle une infante défunte (Blue Lagoon). Je me lave dans ce monde du silence, sans RX ni RA, sans effort. Perdu dans ce bassin de coton, je nage sans bouger, porté par les accents innés d'une improvisation apaisée, le moog flottant en surface (Wanderer). Arrivé au fond, Down by the river, l'oxygène ne me manque plus, Breathe, breathe in the air (Lady Magnolia).

C'est plutôt la nostalgie du bourbon qui m'oblige à regagner la surface. Je me saisis de l'échelle naine pour ne pas aiguiser sur la bordure la corne chèrement entretenue de mes paumes de bébé.

Dans ces sauteries sans physionomiste, il arrive irrémédiablement un moment, où, dans le creux de la vague, un beau-frère à l'assurance insoupçonnée caresse l'ambition de devenir M.C.. M.C. Cheap, en général (Pretty). Il aime les mixes décalés, pour faire le malin, mais ratés car la lourdeur l'habite en toute occasion. Une doublette du genre Mais non, mais non par Riton Salvador puis Giorgio Moroder, sous prétexte que Piero a acheté sa villa grâce à eux.

Au bar, c'est plus la même ambiance. Les quinquas, qui tiennent mieux, dommage, entament une chorégraphie sans âge (Country Town). Le doyen Marcello, mi-homme, mi-amaretto, hurle aux innocents qui l'entourent sa découverte de l'année (la pompe de Stop, Supersession, 1968 dans Bus Stop), et s'exhibe dans une pathétique démonstration d'air-guitar qui le rapproche un peu plus de la pierre tombale (Railroad). Pour calmer mes ardeurs nécrophiles, je tape une Lucky Strike à un sosie de Wes Montgomery sous Atarax (Cotton Road), avant que Marcello, dans un dernier souffle de vie, jubile à l'écoute des Mamas et des Papas.

A l'amorce du clavecin d'Ennio (Nocturne), le soleil rosi. La foule dénudée s'ouvre en un couloir, découvrant Maurizio, mon sauveur, en ligne de mire. Dans cette épaisse forêt de regards vitreux, une seule pensée m'obsède: plonger sans bouée dans le fût, que mes tympans s'enivrent d'une grasse fuzz synthétique (Exploration). Mais un solide coup de barre m'étreint. Sans doute les courbatures de mon 400 m 8 nages de l'après-midi (Tropical River=Lady Magnolia).

Avant même d'appeler Europ-assistance, je sonne la retraite. Comme Carlos (Treat, Santana, 1969) en rupture de stock de mescaline (Safari Club), je salue les visages alentours, rassuré d'entendre ce bon Piero accompagner mon départ d'un blues aéré, humble témoin de sa virtuosité pudique, de son groove calibré à l'élégance feutrée (Music On The Road).

C'est décidé, ce soir, je me lave les dents, et en costard.

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