Gil EVANS vs Robert WYATT vs Gary BURTON I LAS VEGAS TANGO I 6 Avril 1964 vs 4 Décembre 1970 vs 11 Mars 1970



"Ca sent la feignasse ou ça pue le génie ?"


Tel fut le sujet posé aux candidats de l'oral du concours de "l'homme le plus classe du monde", session 1970-1971. Le président du jury: Gil, la grosse cinquantaine. Une belle crinière blanche lui donne la légitimité de l'expérience. Parmi la foule de prétendants, deux jeunes candidats émergent: Gary, le brillant élève pas très beau et Robert, le punk surdoué. Tous deux doivent plancher sur l'oeuvre du canadien jospiniste pour en proposer une relecture inédite, personnelle, qui, d'une manière ou d'une autre, tabasse. Terrassés par la perfection de la carrière du vieux Gil, les deux ambitieux décident donc, chacun dans leur coin, de s'approprier l'hymne du cool.


A l'instar de n'importe quel sale gosse qui préfère chier dans les charentaises du daron plutôt que de lui construire un mausolée en pâte à sel, Robert profite de sa retraite précoce pour aller se la coller avec ses potes.

De son côté, Gary n'apprécie pas spécialement se fier au hasard. Plutôt du genre à s'entourer de sidemen incontestables pour éviter la prise de trop ou les fioritures stériles.
Sur le papier, Gil est a priori de cet avis. Il a toujours privilégié le travail bien fait, maîtrisé, avec des collègues élégants, si possible effacés, dans une atmosphère chic mais sans le petit doigt en l'air.

Robert en a un peu rien à foutre de l'avis du jury. Son truc, en ce moment c'est de bidouiller, beaucoup avec la bouche. Il avait commencé à tenter des trucs avec Mike, Hugh et Elton sur scène, mais ils ont été clairs là-dessus:" Maintenant, Robert, tu arrêtes avec ta glotte". C'est pas qu'il est contre une bonne baston arrosée, mais là, il commence vraiment à en avoir ras le cul. Donc cassos.


Gary, en plus de ne pas branler la nouille, a oublié d'être con. Car s'il aime lui aussi les percussions, il va trouver une niche, en choisissant le vibraphone, histoire de ne pas trop faire mainstream. C'est vrai, c'est aussi chiant à déplacer qu'une batterie, mais ça plait aux vieux car ça joue pas trop fort et en plus ça risque pas de violenter ces jeunes velus qui fument dans l'herbe grasse. La doublette. Et à moins que Coltrane ne se mette à en jouer, il y a peu de chances d'avoir de la concurrence virile.

La logique aurait voulu que les deux concurrents s'isolent pour mieux disséquer le chef d'oeuvre de Gil dans leurs cahutes respectives. Comment transcrire la sourde majesté des frêles accords introductifs ? Où vais-je trouver un contrebassiste au doigté aussi souple que Ron CARTER et Mr P.C. réunis ?  Ai-je bien prévenu le producteur qu'il doit engager pour demain 8h une section de cuivres sur-diplômée, alors même que la constitution d'une S.C.I. est à cette époque aussi réaliste que l'apparition des voitures volantes ? Par miracle, Elvin est-il disponible à caresser le rimshot pour moi ?

Ces graves interrogations qui ont germé dans la tête bien pleine de Gary ont été évidemment occultées par Robert, trop occupé à faire les courses au rayon liquides en prévision de sa sauterie.

Bien ancré dans le réel, Gary propose donc à Gil un carressage dans le sens du poil qu'il a pas dans la main, en une prise. Une interprétation très fidèle, mise à jour avec les sons d'aujourd'hui. Trois guitaristes particulièrement feutrés déroulent en douceur sur une rythmique millimétrée. D'après le compte-rendu du jury, "Gary BURTON retrouve la sensuelle mélancolie de l'original tout en allégeant, par l'abandon des cuivres, l'apparente linéarité des interventions des solistes". L'Académie du bon goût se félicite de l'avoir nommé Artiste de l'année dernière. C'est toujours ça que Dave Pike n'aura pas.
Robert tourne le dos à ces satisfactions honorifiques. Il comprend bien que Gary ose se mesurer à Dieu le Père, mais pour lui, le mythe du jazzman est trop grand pour qu'il daigne le tutoyer de façon si académique. D'aucuns diront prévisible. Car Robert reste ce petit bourgeois, autodidacte, immature, irrespectueux, pataphysique. Il va donc faire son truc. Et déjà, éviter de réécouter ad nauseam la version originale.

Il convoque les esprits du son pour modeler avec sa b(m?)ouche une improbable symphonie déstructurée, une orgie aléatoire en deux actes (intro et final) où les agressions polyphoniques, réverbées ad lieb, transpercent le groove cabossé mêlé de toms et de claviers. Gil se demande si on ne se fout un peu de sa gueule. Peu importe. Robert n'attend pas d'adoubement. Il n'arborera pas la lettre de Mingus à Jeff Beck (Goodbye Pork Pie Hat). Il torchera, à sa guise, l'acte fondateur de sa liberté, le charley dans le palais.

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